Me protéger de la honte. Entretien avec Cees Krijnen 2010

Area Revue)s( No 23 – 2010

steeplechase

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Me protéger de la honte

Cees Krijnen, né aux Pays Bas en 1969, s’est fait connaître quand il reçu le Prix de Rome Néerlandais qui récompense chaque année un jeune artiste prometteur à la sortie de l’Ecole des Beaux arts. Après un documentaire à la télévision sur le divorce de ses parents, il entreprend une tournée mondiale avec sa mère, Greta Blok, « Woman in Divorce Battle Tour » (« Tournée de la bataille d’une femme en train de divorcer ») qui les a menés de Paris à New York en passant par Londres et l’Asie…

Comment en êtes-vous venu au « Woman in Divorce Battle Tour » ?

Je cherchais à soutenir ma mère dans la bataille juridique qu’elle menait pour obtenir le divorce et qui a duré des années. La performance que j’ai produite et la tournée mondiale qui a suivi m’ont permis de le faire. Et ce sujet, que je présentais de manière légère, a finalement réussi à mettre en avant le problème du divorce, car cette tournée a eu beaucoup d’écho dans la société en général. Nous avons reçu des lettres enthousiastes des quatre coins du monde. La tournée a transformé le cliché de la « faible femme divorcée » en un scénario hollywoodien et, en plus de ma mère, de nombreuses femmes en ont tiré profit.
Pendant que je travaillais sur ce projet avec ma mère, on s’est regardé et on s’est dit : « Bon dieu, mais qu’est-ce qu’on est en train de faire ? » C’est n’est qu’avec le temps que toute cette histoire est devenue une sorte de conte de fées.

Comment travaillez-vous ?

Je peux me manifester sur de nombreux fronts parce qu’avant d’être artiste j’ai fait tout un tas de choses. J’ai travaillé dans la mode en Italie, fais des études de scénographie aux Pays-Bas, mais je trouvais ces deux domaines trop limités. Comme l’Académie des Beaux arts… Pour aller plu loin, élargir mon champ d’action et approfondir tout ce qui avait de l’importance pour moi, j’ai combiné toutes ces disciplines. Certaines choses trouvent une solution par la photographie, d’autres par une installation ou par une performance, mais cela peut être aussi par une combinaison de tout cela.
C’est ce qui s’est produit pour l’action autour de la notion de « Femmes fortes » : j’ai mis une annonce dans le journal et quand une femme réagissait à mon appel, je lui proposais de la photographier. Plus que les photos en elles-mêmes, c’était le processus qui m’intéressait. Mon but principal était d’offrir à ces femmes trois journée agréables où elles étaient chouchoutées, avec du champagne pendant la prise de photos. Et en apothéose, le dimanche, il y a eu une présentation publique de tous les portraits. J’ai fait plus de cent photos, qui ont été publiées accompagnées d’un court article. Cela a eu un succès fou !
Je pars d’une idée, je la laisse se développer et ce n’est qu’ensuite que je comprends quelle nouvelle vie elle va avoir. Je crée un événement et je développe la situation de telle manière que j’atteins un point de non retour.

Cees-Krijnen-op-zijn-retour-2009

Cees à son retour

A l’évidence, ce que vous vivez a beaucoup d’importance. Vos projets proviennent directement de votre expérience personnelle…

Oui, c’est une mise en scène de mon vécu. Je ne suis pas un artiste au sens classique du terme, très, très productifs dans leur atelier. Moi, je vis ma vie. En ce sens, je suis comme Naomi Campbell ou Linda Evangelista. A moins de 10.000 dollars, moi non plus je ne sors pas de mon lit. Je ne fais rien avant de savoir combien d’argent il y a et où nous allons faire quelque chose. Je ne peux pas me mettre au travail sans un point de départ qui ait du sens, cela ne correspond pas à ma façon de travailler.

Vous avez été invité par Maurizio Catalan à réaliser une performance dans le cadre de « No Soul for Sale : A Festival of Independents » (Pas d’âme à vendre : un Festival des Indépendants) à l’occasion du dixième anniversaire de la Tate Modern de Londres. Quelle est l’origine de ce triptyque intitulé « Nothing Anything Everything » (« Rien N’importe quoi Tout ») ?

Cela faisait déjà quelque temps que j’avais l’idée de mettre en avant la beauté de la plante de cannabis qui est une fleur magnifique et de l’appeler « Greta Blok Bloom », du nom de ma mère. C’était pour moi une manière de me moquer de la fierté nationale des Néerlandais qui baptisent chaque nouvelle variété de tulipe du nom d’une personnalité célèbre.
Et puis j’ai constaté que les politiques imposaient des règles toujours plus strictes sur la consommation de cannabis aux Pays Bas. Des études montrent que la vente libre de cannabis conduit à diminuer l’utilisation des drogues, à réduire la criminalité et les problèmes de santé, l’hépatite notamment, alors qu’une interdiction ne fait qu’empirer les choses. C’est pourquoi la première partie du triptyque s’intitule « Nothing » (« Rien »). L’interdiction ne mène à rien et l’illégalité conduit à l’émergence d’un corps de trafiquants professionnels, qui sont source beaucoup de malheurs. C’est ainsi que ce qui n’était qu’une plaisanterie au départ a acquis progressivement de la pertinence à la fois dans son contenu et sur le plan international.

Vous n’avez pas eu peur de prendre le risque, littéralement, de monter sur le podium principal au milieu de la Tate Modern…

Je crois au pouvoir de l’artiste. On parle de moi dans tous les médias avec ce sujet alors que la loi interdit au propriétaire d’un coffee-shop d’en faire de la publicité, et s’il ne prête pas garde, il peut aisément être poursuivi en justice. Je suis convaincu que dans notre société l’art peut vraiment faire bouger les choses.

Faut-il chercher un message politique dans la performance que vous avez faite avec votre mère sur le podium ?

Chacun doit savoir de lui-même ce qu’il doit faire de mes performances. « Nothing » traite de l’introduction progressive de règles restrictives concernant la consommation de cannabis aux Pays Bas, ce qui me semble aller à l’inverse de ce qui se pratique dans d’autres pays de l’Union européenne. Mais je présente la problématique sous un aspect naïf pour lui davantage de force. Ni ma mère ni moi ne consommons de cannabis, mais nous sommes aveuglés et émerveillés par sa beauté, pas par le produit. La feuille de cannabis est en soi très belle, comme la feuille d’érable sur le drapeau canadien, qui en est devenu le symbole partout dans le monde. Avouez-le, le cannabis est quand même une plante extraordinaire ! C’est pourquoi, sur la photo, ma mère a l’air en extase, comme si elle humait le plus délicieux des parfums. Ah, ce regard rêveur tourné vers le ciel !!!

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Dakota, Collectie Frans Halsmusem, Haarlem

 

Votre mère est un personnage récurrent dans votre travail. Serait-elle votre muse ?

Cela fait plus de dix ans que je travaille avec ma mère comme modèle. On me demande souvent quand je vais m’arrêter de mettre ma mère en avant, mais on ne pose pas une telle question aux autres artistes. On n’a pas demandé pas à Picasso quand il allait arrêter de peindre en bleu ou en rose. On ne demande pas à Pistoletto, mon ancien mentor, s’il va en finir avec ses éternels miroirs ! Ce qu’ils font est justement bien par ce qu’ils font cela !

Vous faites donc aussi référence à l’art dans votre travail ?

Si on veut… Ce n’est pas une préoccupation constante, ces choses arrivent par hasard… Même si dans la photographie Pieta, la référence à une Piéta médiévale est très évidente, il en émane davantage de jouissance que de chagrin. Dans mon travail photographique, je fais parfois référence à des exemples classiques, mais je fais aussi des photographies prises sur le vif
De la même manière, pour une commande dans un espace public, j’ai choisi d’écrire une chanson à la manière des airs populaires d’autrefois sur le divorce de mes parents intitulée « De Verstekeling » (« Le Passager clandestin »), car mon père était capitaine au long cours. C’est devenu un vinyle enregistré par une chanteuse néerlandaise célèbre et a été présenté lors d’une performance.

L’utilisation de tous les médias à votre disposition serait-il à la fois votre outil et votre matériau ?

C’est exact. Je suis de toute façon bien plus fort sur un podium qu’en photographie ou qu’en peinture. La technique ne m’intéresse absolument pas, je n’ai pas de patience pour ça. La performance est la base de mon travail et que ce soit une photographie, une image ou la performance elle-même, cela n’a pas d’importance. Pour moi, cela fait partie d’un tout. C’est ainsi que je le conçois.
Je suis très régulièrement attaqué pour ma nonchalance apparente, mais j’en joue et quand je me sens finalement dans le rôle que l’on m’attribue, je peux tout affronter. Je ne ressens pas la gêne et je suis complètement libéré. Je suis alors aussi vraiment dans mon rôle. Quelqu’un qui est vraiment quelque chose.
A la Tate, pour « Nothing », je me sentais tendu, fâché, en colère et mal à l’aise aussi, et puis je suis tellement entré dans mon rôle que… que rien ne me semblait impossible. C’est pour cela que j’étais simplement qui j’étais.
Je laisse les choses venir à moi, mais si quelque chose s’offre, il faut que je saisisse tout de suite et je vais travailler avec le hasard.
Je suis, me semble-t-il très attentif, et je ne laisse pas les effets du hasard qui se présentent m’échapper. Quand je tiens quelque chose entre les dents, je ne lâche plus prise. J’en tire tout ce qui se trouve à l’intérieur et je n’évite aucun obstacle.

traduction: Frédérique Le Graverend

ceeskrijnen.com-nothing

Nothing, Everything, Everything, Tate Modern, Londres