Architecture Liquide ( L’équilibre devient dynamique)

Area Revue)s( No 12 – 2006
Entretien avec Ronald Ruseler – Lars Spuybroek

Après l’inondation de la Mer du Nord de 1953, le gouvernement néerlandais mit en œuvre le Plan Delta pour protéger le littoral du sud-ouest du pays. Dans les années quatre-vingt, l’île artificielle de Neeltje Jans fut transformée en parc d’attractions où l’agence NOX de Lars Spuybroek construisit en 1997 le Pavillon d’eau douce (Fresh H20 expo), une structure organique et fluide dans lesquelles des points sensibles captent les gestes des visiteurs et génèrent vagues, lumières et musique dans un espace où les repères spatiaux traditionnels disparaissent, sans référence à l’horizontalité ni à la verticalité.

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Comment en êtes-vous venu à construire le Pavillon d’eau douce ?

C’est le fruit d’un malentendu. En 1993 j’avais écrit un article sur « l’architecture liquide » et un commanditaire qui l’avait lu m’a demandé de construire un bâtiment. Quand je parlais d’«architecture liquide », je ne pensais pas en termes de signe ou de langage, mais en termes d’expérience, de quelque chose de l’ordre de l’intérieur. La forme n’est pas de l’eau. L’espace, basé sur les sensations, devient de l’eau. Quand le visiteur s’y déplace, il en sent la continuité, il voyage comme de l’eau. Le bâtiment est davantage affaire de sensations que de vision. Un aveugle peut aussi voir cet espace ; il s’y déplace comme n’importe qui d’autre, parce que même pour les voyants les codes visuels habituels sont absents ; les murs et les sols ne sont plus définis comme tels.
L’autre raison pour laquelle j’ai été sollicité est que, lors de l’achèvement des travaux du Delta, le Rijkswaterstaat (administration gérant les eaux aux Pays-Bas) était revenu de l’idée qu’il était possible d’utiliser la force et la puissance contre la nature. On commençait à penser à l’équilibre entre écologie et économie, ce qu’on appelait « la maîtrise intégrale de l’eau », et pour cela on avait besoin d’une architecture plus fluide. Mes idées coïncidaient avec cela.

Cette « architecture liquide » est-elle toujours d’actualité dans votre architecture ?

La plupart des architectes pensent l’architecture en termes de solides, des volumes platoniciens massifs, tandis que l’ « architecture liquide » s’intéresse aux motifs et aux rythmes. Le « liquide » provient de tous les systèmes flexibles, mais même s’ils conduisent finalement à une structure solide, elle n’est pas cristallisée. Continuité et relations sont essentiels. Je ne crois pas à l’opposition entre forme et mouvement. Le mouvement crée la forme, partout et toujours.

Votre travail a quelque chose de sculptural. Pensez-vous en termes de sculpture ou êtes-vous architecte avant toutes choses ?

Je ne m’intéresse pas tant aux projets qu’à la technique, qu’elle soit analogue ou numérique, aux procédures qui mènent à une forme. Les projets artistiques que je mène sont plutôt des mini projets architecturaux. A l’inverse, les réalisations architecturales du Bernin étaient des maxi projets artistiques. Ils proviennent de ma conception de l’architecture et de mes expériences. Les architectes partent d’une idée pour aller vers la forme, ou d’un concept vers la matière. Pas moi, je n’ai pas d’idées, j’ai des techniques. Je travaille sur des processus matériels ou des règles matérielles.
Je ne travaille pas de manière sculpturale comme Le Corbusier ou Oscar Niemeyer, mais comme Mies van der Rohe, Schinkel et Alberti, les purs des purs. La seule différence est que chez eux l’architecture était affaire de nombres exprimés dans les éléments tandis que chez moi c’est affaire de continuité. La forme élémentaire classique s’oppose toujours à la continuité gothique, autrement dit l’euclidien au topologique. Dans la topologie, on élimine les différences entre l’horizontal et le vertical. Ce qui joue un rôle fondamental, ce sont les relations entre les éléments.

Malgré vos intentions, il votre travail a un aspect sculptural ?

Si ça fonctionne comme une sculpture, tant pis pour moi ! Henri Moore, Brancusi et Anish Kapoor s’intéressent à la métaphysique de la surface lisse, pas moi. Je comprends leur fascination pour la courbe, mais mes formes sont articulées et mes surfaces ne sont jamais lisses. Ce sont des mosaïques, avec des facettes et des reliefs. Mes surfaces envoient des informations en continue et, quand on marche devant, elles passent continuellement de la transparence à la réflexion Les surfaces lisse de Kapoor parlent d’esprit, chez moi, c’est une affaire de corps : Comment est-ce que je me tiens ? Est-ce que je prends la décision de me déplacer ?
La façade de la Maison Folie de Wazemmes à Lille, par exemple, joue à l’évidence un rôle topographique classique, mais génère un mouvement continu. On ne se tient pas devant elle comme devant n’importe quelle autre façade. Cela dépend de la manière dont on marche. Cette expérience corporelle est un choix esthétique, car la lumière tombe à chaque fois différemment. Comme en musique, cette façade se prête à la modulation. Si j’enlève quelque chose à un moment, cela change tout de suite quelque chose d’autre. C’est pour cette raison que l’on peut dire que le mur est « liquide », et c’est possible grâce à la technique.

Continuité et mouvement sont donc les clefs de votre travail…

Provoquer la réaction des gens, que ce soit de manière électronique ou esthétique est essentiel. Le mouvement se trouve partout, dans les objets et dans les corps. Au sens propre, cela revient plus au mouvement d’un corps réel dans la continuité architecturale abstraite. La continuité est topologique et la topologie c’est l’organisation de la variation. Le corps s’adapte immédiatement à la variation par le mouvement, ce n’est pas un jugement. C’est là que les sentiments prennent de l’importance : est-ce que je me sens bien, est-ce que j’ai envie de faire quelque chose, fait-il beau ? L’architecture basée sur les éléments ne peut jamais aboutir à cela parce que tout est déterminé, que rien ne change jamais. A la rigueur une expérience peut se produire, comme en phénoménologie, tout est senti et subi, mais finalement rien ne change.

Si je comprends bien, l’architecture peut faire surgir des effets par la technique ?

Je ne dirais pas cela à haute vois, car les architectes n’apprécieraient pas, surtout aux Pays-Bas, où les architectes se considèrent comme moralistes, pas des organisateurs d’effets esthétiques.
Chez moi, les décisions éthiques sont liés aux sensations esthétiques, et c’est une différence essentielle. Je ne suis pas contre le fait d’aller de A en B, mais contre la ligne droite mécanique qui mène automatiquement de A à B. La perception de la façade de la Maison Folie de Wazemmes crée à l’intérieur du passage mécanique un parcours non-linéaire qui change le comportement : ralentir, hésiter, tout est possible, c’est une architecture variable qui provoque des sensations.
Le Pavillon de l’eau douce est non seulement le premier bâtiment interactif, mais c’est aussi le premier bâtiment qui s’ouvre complètement à la géométrie continue. Les sols ne sont pas horizontaux, les murs pas verticaux. Tout est connecté : murs, sols et plafonds coulent les uns dans les autres.
Un mois après l’ouverture du Pavillon, j’y ai vu quelque chose auquel je ne m’attendais pas : un homme âgé montant un mur à quarante cinq degrés en courant, alors que pour moi c’était encore un mur. La perte de la définition des limites entre mur et sol l’avait poussé à prendre cette décision. Il en avait envie et c’est ça qui est important. Il défiait ses habitudes. Il allait de A à B, avec en plus des déviations vibrant continuellement entre les deux points.
Le Pavillon montre que la séparation traditionnelle entre le travail et le jeu n’est pas une nécessité absolue. Tout le vingtième siècle est empreint de cette terrible division entre hasard et nécessité, entre Mies van der Rohe et John Cage.

Cela veut-il dire que cet antagonisme entre logique et émotion peut se formuler en termes de système ?

C’est ce que j’appelle « le vague » ou le « flou », ce que Deleuze définit comme « anexact mais rigoureux » quand il parle de la différence entre le cercle et le rond. Le cercle est statique, parce qu’il s’organise autour d’un point, tandis que le rond sans point central est dynamique. C’est comme lorsque l’on pédale en rond en bicyclette, il y a continuellement correction et feedback sans point central. C’est complètement aléatoire, mais une science peut décrire le parcours, un ordinateur le calculer, c’est pourquoi c’est rigoureux. Nous pouvons maintenant construire des choses impossible auparavant. Les impossibilités pratiques sont levées théoriquement.`

C’est ce qui vous a conduit pour le projet de reconstruction des Twin Towers de New York, Oblique WTC ?

Bien sûr, ce projet réuni des éléments tressés qui font penser à des formes de plantes, mais pour moi cela demeure une construction, et qui plus est une construction auto-organisée. Nous sommes partis de fils qui dès qu’on les trempe dans l’eau et qu’on les retire aussi tôt deviennent des formes parfaites. Cela marche exactement comme l’ « ordinateur » analogique de Gaudi qui travaillait avec des fils et des sacs pour trouver des solutions à ses recherches sur les courbes et les formes.

Pourquoi travaillez-vous tant en France ?

Les concours sont les mieux organisés au monde, plus transparents, plus importants. Mais surtout, en France on est bien plus moderne qu’aux Pays-Bas, même si l’on pense les Français pensent le contraire. La DS, le Concorde, le Minitel, c’est en France qu’on les a imaginés, conçus et mis au point. Il y existe un sentiment de modernité (je ne parle pas de modernisme). Je n’aurai jamais pu construire Maison Folie de Wazemmes aux Pays-Bas, parce qu’elle aurait été excommuniée dans le domaine de l’art.

Traduction : Hans Bouman et Frédérique Le Graverend

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