Architectures dérisoires

Dragon's-Teeth

Dragon’s Teeth – Fortified Area VII 1977 95 x 104 cm olieverf, gemengde materialen, hout op paneel

Hans Bouman et Ronald Ruseler

Architectures dérisoires

En 1978, Hans Bouman et Ronald Ruseler ont exploré les côtes de la Manche à la recherche des blockhaus du Mur de l’Atlantique. Ces fortifications que Hitler fit construire dès 1942 le long de la côte occidentale de l’Europe étaient pour contenir une invasion du continent par les Alliés.

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Hans Bouman -aquatinte, 24 x 29 cm, 1977

HB : L’ombre de la Seconde guerre mondiale planait sur mon éducation carmes parents parlaient souvent des bombardements qu’ils avaient subis à Rotterdam. La visite de l’exposition Bunker archéologie organisée par Paul Virilio au Musée des arts décoratifs de Paris en 1975 nous a incités à partir à la recherche des blokhaus allemands en France. J’ai vécu ce voyage comme une aventure : nous allions de plage en plage le long de la côte de Calais à Cherbourg. Ce fut une expérience unique, intime, de visiter les témoins silencieux d’un passé douloureux. J’ai tenu un journal photographique de ce périple.

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RR : Enfant, je passais mes vacances avec mes parents dans un village dans les dunes près de Haarlem, où l’on pouvait louer un blockhaus transformé en bungalow. Mais, rapidement les plages de la mer du Nord ont été nettoyées et la plupart des blockhaus détruits. Dans les années soixante-dix on cherchait à comprendre le sens de la Seconde guerre mondiale et on se posait beaucoup de questions.

HB : Ces forteresses, comme celles de la ligne Maginot, étaient dérisoires car elles n’ont pas permis de se protéger contre l’ennemi, ni d’empêcher la défaite. Récemment, Virilio a fait un plaidoyer en faveur d’un “musée des catastrophes”, pas des catastrophes naturelles, mais des catastrophes provoquées par l’homme et ces ruines de blockhaus en témoignent. A l’époque, on se demandait ce qu’il fallait en faire : les conserver comme témoins du passé, les restaurer, ou détruire ces traces de l’horreur…

RR : Dans les îles anglo-normandes, les bunkers ont été conservés et sont devenus des lieux que l’on visite, sans doute parce qu’ils sont des sortes de trophées de la victoire dans ce territoire qui fut la seule partie du sol britannique occupée par les Allemands.

HB : Les bunkers s’inscrivaient dans la tradition de l’architecture militaire pour se protéger de l’envahisseur. Ils n’avaient qu’une fonction utilitaire. Ils devaient être solides avec des ouvertures à cent quatre-vingt degrés pour placer les canons et pour guetter l’ennemi. Ils ont été dessinés par des ingénieurs civils allemands influencés par l’architecture moderniste. Ils avaient quand même une certaine marge de manœuvre pour rendre harmonieuses et esthétiques les formes de ces constructions utilitaires.

RR : Ce qui me semble intéressant dans les bunkers, c’est l’ironie de l’histoire. Albert Speer, l’architecte préféré de Hitler, voulait construire des bâtiments qui dureraient mille ans, mais en même temps il espérait, dans la tradition du Romantisme allemand, qu’ile feraient de belles ruines dans un avir un lointain, comme les ruines des temples grecs. Mais finalement, les seules ruines de l’architecture allemande sont les bunkers, qui demeurent le symbole de la faillite du nazisme.
Dans Voyage en Italie, Goethe raconte comment il est arrêté et suspecté d’espionnage dans le nord de l’Italie quand il dessine d’anciens remparts qui pour lui ne sont pas des moyens de défense, mais un témoignage de la beauté détruite. On peut considérer les blokhaus de la même manière, comme les traces d’un passé défunt, les témoins d’une époque révolue. Ce voyage m’a permis d’élargir mon territoire et de voir les bunkers d’un autre point de vue : la distance du temps leur donne une dimension “mythique”. Les tableaux que j’ai faits par la suite s’inscrivent dans cette tradition romantique.

HB : Goethe a mis en avant des traces du passé qui étaient ignorées, mais qui font aujourd’hui partie du patrimoine universel. Nous sommes partis à la recherche de bâtiments laissés à l’abandon qui sont, à leur tour, devenus des témoignages de l’histoire récente.

Entretien Frédérique Le Graverend
Area Revues – Paris