L’art de l’intimité, l’intimité comme art
Né en 1941 à Amsterdam, Ger van Elk est un artiste incontournable qui combine l’ironie et la légèreté à des recherches picturales profondes. Il affirme ne pas être peintre dans le sens traditionnel du terme, pourtant il utilise toutes la symbolique et les images de la peinture dite « classique ». Il a été invité à organiser une exposition au Musée Malraux pour la 2° Biennale d’Art Contemporain du Havre.
De quelle manière en êtes-vous venu à monter cette exposition ?
J’ai été invité en tant qu’artiste à la première Biennale d’art contemporain du Havre par le commissaire Claude Gosselin de Montréal avec qui j’ai eu un très bon contact. Quand on m’a demandé de reprendre ce rôle pour cette édition, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai fini par accepter, surtout parce que le Musée André Malraux a toujours eu une attitude très intègre, loin du monde de l’art.
Est-ce la première fois que vous tenez ce rôle ?
J’ai déjà eu l’occasion d’accrocher dans une salle de musée le travail de mes artistes préférés de sa collection. Mais c’est ma première expérience comme commissaire d’exposition. Ce n’a pas été aussi facile que ça, mais je suis heureux de l’avoir fait au moins une fois dans ma vie ! Lorsque j’ai eu compris l’organisation, le sens ce que l’on me demandait, j’ai tout de suite réalisé que c’était là l’occasion pour moi de mettre mes convictions en pratique.
Et quelles sont donc ces convictions ?
Je veux m’opposer aux tendances à la mode dans l’art contemporain. Dans les grandes manifestations, on se retrouve toujours face à de grandes images qui se veulent avant tout spectaculaires : de grandes installations vidéo, de grandes photos, rien que de la vidéo. Vous voyez sans aucun doute de quoi je parle. En proposant l’exact opposé, je cherche à y mettre un terme. Vous pouvez considérer cette exposition comme une désacralisation de l’art, comme une déclaration contre la violence des grandes manifestations d’un art mégalomane et monomaniaque.
Il est bien évident que chaque époque connaît des modes qui sont déterminées par le contexte historique, mais cela ne me semble pas le cas dans l’art aujourd’hui. La qualité d’une œuvre d’art, son originalité et son authenticité sont en dernière instance les éléments essentiels. Ce que l’artiste cherche à dire sur son temps doit finalement demeurer le point de départ.
Qu’est-ce qui vous a motivé dans la conception de cette exposition ?
J’ai choisi le thème de l’intimité, de l’intime, dans l’art contemporain, pour faire réfléchir à la notion d’ «intégrité » dans l’art. Et là, je pose un grand point d’exclamation ! Ce que je vais vous dire est très important. Je n’ai jamais vu une bonne œuvre d’art qui ne puisse en même temps être considérée comme une prise de position personnelle de l’artiste. C’est la raison pour laquelle pour moi l’art est affaire d’intimité. L’intimité se présente toujours sur une plus petite échelle et fait partie de la sphère de la personnalité. Cela fait partie du monde privé et des sentiments. C’est en réfléchissant à toutes ces choses que j’ai compris que le fil conducteur de l’exposition devait être l’intime dans l’art contemporain.
Comment avez-vous procédé pour assembler cette exposition ?
Mon propre travail artistique n’est pas raisonné, il se construit par association. En tant qu’artiste, mon plaisir consiste à construire des choses et c’est la curiosité qui m’aiguillonne. J’ai procédé de la même manière pour monter cette exposition. Bon, il est vrai que ce thème est tout à fait paradoxal. L’art est un domaine très large alors que l’intime se situe dans le domaine du privé. Au moment où l’on sort ses pensées et ses sentiments privés de l’intérieur vers l’extérieur, on perd l’intime. C’est infaisable. Je l’ai bien ressenti lors mes conversations avec les artistes, dont je dois avouer que j’ai beaucoup appris.
Avez-vousété totalement libre de vos choix ?
Oui, oui, bien sûr. J’ai choisi les artistes, les œuvres et la manière de les présenter. J’ai dit : untel et untel sont les artistes que j’ai choisis pour aller avec le thème de l’exposition, parce que tous les artistes ne font pas un travail qui correspond à ce concept. Je connais personnellement une bonne moitié des quarante artistes, mais pas les autres. Je n’ai jamais rencontré Charley Case, par exemple, mais je connais bien son travail. Toutes les œuvres y trouvent leur place, qu’elles soient grandes ou petites, parce qu’une œuvre intime n’est pas nécessairement de petite taille.
Quand j’ai accepté la proposition, j’ai tout de suite stipulé qu’on devait me laisser faire ce que je voulais, et cela a bien été le cas. On voulait mettre une grande sculpture rouge devant le musée, mais j’ai refusé parce que mon exposition est discrète, intérieure. Très classique.
Cette exposition doit rester autonome par rapport au reste de la Biennale et ne pas être confondue avec ses autres parties..
Vous feuilletez les pages du catalogue. Sur lesquelles vous arrêtez-vous volontiers ?
Bas Jan Ader va de soi, parce c’était un ami de longue date avec qui je suis parti à Los Angeles dans les années soixante.
Un travail ancien de Gilbert & George, Dark Shadows, très intime, très différent des grands formats qu’ils présentent aujourd’hui.
Je n’ai pas pu éviter les inventions picturales de René Daniels des années quatre-vingt. Ce travail est tellement magnifique ! Et ça, cette peinture de George Lepape, regardez comme elle est belle ! Et que nous ayons pu obtenir cette oeuvre d’Allan Ruppersberg, c’est vraiment superbe !
Nicolas Collins n’est pas artiste, c’est compositeur, mais je n’en ai rien à faire. Il présente un modèle réduit de locomotive qui, lorsque le fil électrique entre en contact avec la caténaire, émet des sons qui sont amplifiés. Il parcourt un circuit d’environ cinq mètres qui monte et descend le long d’un escalier.Non seulement, Collins a inventé un nouvel instrument de musique, mais c’est surtout une très belle œuvre d’art.
Il ne faut surtout pas oublier ce pastel absolument sublime d’Edgar Degas, Portrait d’un piano. Montrer cette pièce est pour moi une manière d’éliminer la distinction entre art du passé et art contemporain. Vous ne trouvez pas que c’est une œuvre tout à fait conceptuelle ? C’est beau, hein ?
Elle me fait penser à l’une de vos œuvres de 1973 : C’est moi qui fait la musique…
Quand vous dites cela, vous reconnaissez par là même que cette exposition est une expression de moi-même.
Donc une œuvre d’art intime autant qu’un manifeste…
J’ai choisi tous les artistes du fond de mon cœur. Je ne vais pas prétendre avoir la liste idéale, entièrement justifiée par l’histoire de l’art. C’est impossible, et de toute manière, tout artiste fait de l’art intime. Mais, en faisant ces choix et cette proposition, j’expose ma propre intimité et mes propres sentiments.envers l’art.
traduction: Frédérique Le Graverend