Entretien Hans Bouman avec Ronald Ruseler
COMME DEUX
En 2020, l’exposition Twee Vrienden s’est tenue dans l’espace d’exposition du Vishal à Haarlem aux Pays-Bas. Deux jeunes commissaires, Erik de Bree et Stefan Kasper, et deux amis, Roni Klinkhamer et Ronald Ruseler, ont mis en scène la fraternité artistique inédite entre Herman Geerdink (1951-2005) et Jeffrey Zylstra (1959-2015), deux artistes néerlandais décédés prématurément.
L’amitié est universelle. Comment caractériseriez-vous celle qui liait Herman Geerdink et Jeffrey Zylstra?
R: La vie de ces deux artistes tenait de l’aventure romantique, que ce soit par la façon dont ils ont vécu leur relation ou la place qu’ils occupaient sur la scène artistique. Rétrospectivement, on se rend compte que cela n’a pas toujours été le cas. A l’époque où ils sont sortis de l’académie des Beaux Arts, vous ne comptiez pas si vous ne meniez pas d’expérimentations dans votre travail. C’est ce qu’ils ont fait et ils se sont rencontrés dans ce petit cercle d’artistes en herbe. Leurs vies et leurs façons de travailler étaient diamétralement opposées, pourtant ils sont toujours restés proches, leur relation artistique étant le fondement de leur amitié. Cette amitié s’est développée assez rapidement, car ils n’étaient pas seulement deux amis; ils étaient deux contemporains, deux compagnons de voyage et parfois deux amoureux.
Leur travail était différent, mais leur amitié n’était-elle pas sous-jacente dans le processus de création ?
Ce qui les liait, c’était leur détermination sans faille à faire de l’art, Geerdink en tant que participant actif au monde de l’art et Zylstra à sa marge en raison de son aversion pour l’establishment. Geerdink a pu exposer aux Pays-Bas et à l’étranger dans des galeries et des institutions de renom et vivre de son travail, même s’il menait une vie sobre. Zylstra, en revanche, vivait à la périphérie, aussi talentueux qu’il soit, la vie était trop compliquée pour qu’il se manifeste activement en tant qu’artiste.
Zylstra s’est sciemment détourné du statut d’artiste, tandis que Geerdink acceptait pleinement son art.
Geerdink avait une énorme production. Il est surtout connu comme lithographe, mais il a aussi réalisé de nombreux collages, peintures… Il cherchait à dépasser la gravure en tant que technique traditionnelle en utilisant la broderie, la xylogravure, la linogravure pour créer son propre langage visuel. C’était très dur parce que la lithographie exige une discipline de fer. En plus de sa routine quotidienne à l’atelier, il a souvent travaillé dans un environnement différent, aux Pays-Bas ou en France, pendant de longues périodes. Il en avait besoin. Entouré de la nature, il pouvait expérimenter, ouvrir de nouvelles perspectives et obtenir des résultats inattendus.
En effet, quand j’ai travaillé à ses côtés pendant quelques mois dans une ferme en Dordogne, j’ai pu voir à quel point son approche avait radicalement changé.
Comme il n’avait pas de presse à sa disposition, il a résolu le problème en faisant des empreintes de bûches et de troncs d’arbres sur de grandes toiles de lin. Une fois sa forme trouvée, il a utilisé des tapettes à tapis, des planches et des paniers en osier pour réaliser des empreintes. Mais s’il recherchait la solitude à la campagne, il n’aimait pas rester seul très longtemps. Cet été-là, il s’est entouré de nombreux amis qui lui rendaient visite. C’est pourquoi aussi, il a été très content de ton long séjour. Et les deux toiles que vous avez réalisées ensemble en témoignent !
Quel fut le parcours de Zylstra. Comment décririez-vous son évolution?
Les origines juives et la petite enfance de Zylstra au Canada, où il est né, ont eu un rôle déterminant lorsqu’il est retourné aux Pays-Bas avec sa mère. Même diplômé de l’école d’art et ayant exposé très tôt, il n’a pas réussi à s’astreindre à une véritable pratique professionnelle. Dans tout ce qu’il faisait, il se sentait incompris dans ce qu’il était vraiment. Il lui manquait une forme de reconnaissance et il a développé une terrible aversion pour “le petit monde” de l’art. Il s’est de plus en plus retiré dans l’atelier où il vivait et travaillait. Il y recevait des amis, car il avait beaucoup d’humour et était hospitalier quand il faisait confiance aux gens. Quand il a fait la connaissance de Geerdink, ils se sont reconnus comme des esprits apparentés. Certes des personnages avec une œuvre totalement opposée, mais la même obstination artistique.
Quand je regarde leur travail, j’y vois pourtant un certain terrain d’entente. Ont-ils également travaillé ensemble?
Pas tant que ça. Geerdink admirait la vie libre dont est issue l’œuvre autonome de Zylstra, seul maître à bord. À l’inverse, la discipline qui permettait à Geerdink d’avancer était un point d’appui important pour Zylstra. Geerdink aidait Zylstra à bricoler ses œuvres et Zylstra aidait Geerdink à faire ses tirages. C’est là que l’on doit rechercher les points de convergence dans leur travail.
C’est aussi artistiquement qu’ils exprimaient leurs émotions…
Zylstra avait accroché en permanence la toile Friends de Geerdink. Même s’il réaménageait régulièrement son atelier, le tableau restait toujours au mur. De son côté, Geerdink chérissait une gouache avec un bouquet de fleurs que Zylstra lui avait offerte quand ils se sont rencontrés. C’est ainsi qu’ils communiquaient par leur travail respectif. Ils se disputaient souvent. L’eau et le feu à une période, avant que les choses ne se calment. Jeffrey a réalisé un collage de deux hommes qui se saluent ; une œuvre sur la profondeur et la signification de l’amitié intense et plein de sens. Leur influence mutuelle est évidente. C’est étrange que des caractères aussi différents aient pur arriver à une telle symbioses au travers de leur art.
Ni l’un ni l’autre n’aura vécu vieux…
C’est vrai. Geerdink est mort à cinquante-quatre ans et Zylstra est décédé dix ans plus tard à l’âge de cinquante-six ans. Quand Herman est tombé très malade, il a résumé sa vie dans une série de linogravures en noir et blanc. Cela a été un énorme tour de force ou il a repoussé ses limites physiques et mentales. Il avait depuis longtemps dépassé le seuil de la douleur. Dur sur lui-même, avec une volonté de vivre et de travailler déconcertante, il a réalisé une œuvre impressionnante. Zylstra l’a aidé à imprimer jusqu’à la dernière minute. Très patient et aimant. Cela m’a beaucoup touché…
Zylstra s’est alors effondré dans sa propre “roulotte de bohème”, glissant dans la mauvaise direction, de plus en plus enragé alors que le filet qui l’étouffait se refermait. Personne ne savait quand il travaillait, peut-être pendant que tout le monde dormait, cela n’avait plus d’importance pour lui…. Il est devenu misanthrope. fumait et buvait sans relâche, mais il a également continué à travailler sans relâche. Il fabriquait toutes sortes d’animaux avec des cartons de vin vides et du ruban adhésif. Il a fait beaucoup d’oiseaux : ses petits amis. Des sacs à ordures entiers pleins. Il ne sortait plus. En janvier 2015, sa mère l’a retrouvé mort, allongé sur le sol à côté de sa chaise, la fenêtre grande ouverte.
Jeffrey Zylstra, qui était si opposé au monde de l’art, aurait-il accepté cette exposition ?
Probablement. C’était un jeu de chat et de souris. Il montrait son travail, mais dans des lieux peu orthodoxes, comme des cafés. Rien d’officiel, ça ne l’intéressait. Le petit cercle de ses amateurs comprenait que son travail avait de la valeur, était forte et surtout très originale. C’est grâce à leur enthousiasme que l’exposition a vue le jour. Geerdink aurait été très heureux et très fier de cette confrontation, mais je pense que Zylstra aurait sans doute été surpris et aurait déclaré : “Je suis stupéfait !”. Ce qui est formidable, c’est que l’exposition, dans son cas, est une forme de reconnaissance.
Area Revues No 36 – Art & Amitié -2021