Stijn Peeters – Victimes et bourreaux


Stijn Peeters (1957), peintre, dessinateur et graveur néerlandais, vit et travaille à Eindhoven. En 2014, il réalise un magazine de trente-deux pages qu’il définit comme « une étude autobiographique de la vie d’un artiste ». EZEL en est arrivé au quatrième numéro et a été présenté à la Biennale de la bande dessinée de Haarlem aux Pays-Bas.

Que représente EZEL pour vous ?
EZEL est une autobiographie dessinée, ce n’est pas un roman graphique dans lequel l’histoire prend une forme littéraire. C’est un récit personnel qui rend compte de la réalité mais avec des digressions et des anecdotes.J’aime qu’il ya ait des associations d’idées personnelles. C’est une forme fragmentée et déstructurée très proche de la narration orale. Dans le magazine, je dessine tout moi-même, y compris les notes, les listes de courses et les photos. Il n’y a ni photocopie, ni collage. Les dessins originaux sont scandés et la couverture est en sérigraphie.
J’ai commencé de manière très sentimentale par un album photo de mon enfance. C’est la source. L’histoire a une structure chronologique, sinon cela devient rapidement ennuyeux.

Pourquoi avoir choisi le titre de EZEL (ÂNE)?
C’est d’abord mon « nom de plume », mais c’est aussi le mot que l’on utilise en néerlandais pour parler d’un chevalet de peintre. J’ajouterais que l’âne est un animal entêté, fort, qui va de l’avant, et se contente de très peu. C’est un animal humble, symbolique et biblique : il a porté sur son dos Marie et Joseph pendant la Fuite en Egypte et le Christ lors de son entrée à Jérusalem. Et… n’oubliez pas que l’âne c’est Dieu, comme l’a écrit Gerard Van Het Reve dans un roman qui avait scandale! (Rire) Tout ça, bien sûr, c’est de l’humour. Franchement, il faut être vraiment idiot pour faire tout ce que fait un artiste. Quand on est raisonnable, on ne choisit pas d’être artiste !

Mais pourtant l’art est une nécessité ?
Vous avez raison. Pour moi, l’art et le quotidien sont intimement liés. Ce qui m’intéresse surtout c’est de savoir qui est l’Homme, l’Humanisme en quelque sorte. C’est la raison pour laquelle je montre la manière dont je fonctionne en tant qu’artiste dans la société. On peut considérer EZEL comme une chronique : je transforme en images mon expérience de la vie et l’influence que l’homme peut exercer sur la société.
Tout est possible pour l’Homme : l’état d’exaltation mystique comme la bestialité extrême. C’est là le sort de l’Etre humain et la tragédie de cette dualité ne disparaîtra jamais. Il est parfois difficile de partager la souffrance d’autrui ; ce sentiment d’impuissance me pousse parfois à réagir en tant qu’artiste. Je veux faire entendre ma petite musique, je ne peux pas rester impuissant. Dans le numéro 3 de EZEL je fais référence aux « désastres de la guerre » de la prison d’Abu Ghraib. J’ai pris la décision d’essayer de me mettre (autant que possible) dans la peau des prisonniers. Je me suis basé sur les photos publiées dans les journaux et je me suis photographié dans les positions des victimes et des bourreaux.

D’où vous vient cet engagement ?
Grâce à Courbet j’ai compris qu’il est plus palpitant de prendre l’actualité comme sujet, d’« être de son temps » comme on disait au XIXe siècle. C’est de là que vient la série de peintures « L’Homme de la rue » qui montrent des hommes debout et des enfants qui courent dans leur environnement. Pour la première fois c’étaient des peintures qui me ressemblaient vraiment. Par la suite c’est devenu toujours plus engagé, mais je ne voulais pas non plus que cela devienne une marque de fabrique. Je ne voulais pas réagir à tous les événements. Finalement, les solutions techniques, mes sentiments et l’histoire n’ont fait qu’un. C’est avec le temps qu’on dira si mon travail est léger ou pesant. Ce que j’espère c’est qu’il transcende l’esprit du temps. Mon point de repère est le lien que j’opère avec les grands exemples de l’histoire de l’art car je préfère travailler avec les techniques traditionnelles, comme la peinture, le dessin et le graphisme.

Traditionnelles ?
Avec les nouveaux médias et les installations dans les espaces urbains, on dit facilement que la peinture est dépassée et ne sert qu’à faire vivre les marché de l’art. C’est vrai qu’il y a de mauvaises peintures. L’art de peindre est un médium séduisant et c’est idiot de le rejeter sous prétexte qu’il est pratiqué depuis des siècles. L’essentiel c’est ce que l’on veut exprimer, pas la manière de le faire, ni la technique que l’on utilise.

La bande dessinée a elle aussi une histoire assez ancienne…
C’est vrai, mais mon travail se rapproche davantage de la photographie retravaillée à la main. Certains artistes utilisent des photos pour leurs peintures, mais pour moi c’est comme de travailler sur Photoshop en couches successives, c’est une forme de réalisme qui ne me parle pas. Je préfère la radicalité de la peinture de Munch ou de Soutine, malgré leurs erreurs.

Donc ce n’est pas para hasard que vous avez accepté de participer au festival de bande dessinée de Haarlem ?
Je connais les gens qui apprécient mon travail, mais comment est-ce que je peux rencontrer les gens qui n’ont pas la chance de comprendre la valeur de l’art ? EZEL est le moyen pour moi de toucher un large public. L’art n’est pas un passe-temps, c’est une nécessité intérieure, qui ne peut pas fonctionner s’il ne rencontre pas un large public. Je cherche à entrer en dialogue avec ce public car je ne peux exiger du spectateur de comprendre l’essence de l’art tout seul et lui dire : « Débrouille-toi tout seul ».
J’ai lu dans un livre sur Courbet qu’il existe plusieurs types de publics, et que l’artiste travaille dans son atelier pour un public « idéal ». Cette idée de la construction d’un public me semble vraiment intéressante.
Dans EZEL, je ne cherche pas à mettre en avant ma réussite en tant qu’artiste, mais je tiens à montrer qu’un artiste peut avoir une très belle vie avec des amitiés profondes et des conversations palpitantes. Ce que je veux montrer, c’est ce dialogue d’intimités constructives. EZEL est une œuvre d’art que l’on peut lire et que l’on peut également tenir dans ses mains.

Ronald Ruseler – 2017
Victimes et bourreaux, entretien avec Stijn Peeters (Pays-Bas) pour Area Revues ( Paris)